Ma pratique méditative du dessin dans l’espace public m’aide à m’ancrer dans le moment présent et à développer une attention fine au contexte social qui me contient et me traverse. Je me dépose dans des lieux de passage ponctuant mes trajectoires quotidiennes et j’entre dans un état de réceptivité. Assise par exemple sur un banc de la rue Sainte-Catherine, je laisse mon regard suivre les pas des gens autour de moi. J’embrasse la porosité de mon être en traçant dans mon cahier les parcours dont je fais l’expérience par l’observation. Mes dessins prennent la forme de minuscules plans illustrant le positionnement de mon corps et de celui des autres dans l’espace, de petits schémas communiquant nos mouvements respectifs et de traductions visuelles abstraites des sons ambiants. Chaque image miniature que j’élabore représente à l’échelle de l’intime la totalité de l’expérience d’un instant de recueillement dans la ville.
J’imagine mon corps se promener dans une des cartographies dessinées. Il se frotte sur chaque trait et se laisse envelopper par les couleurs. Le désir de m’habiller de l’espace représenté m’envahit. Comment faire de mon expérience personnelle d’un espace partagé un vêtement?
Souhaitant créer des ornements pour un costume que je porterai, je traduis les images dessinées en broderies de dimensions similaires. Ce rituel est une manière de rendre hommage aux moments vécus parmi les autres dont le dessin conserve la mémoire. Je me demande comment le monde qui m’entoure trouve résonance dans mon intérieur alors que je prends minutieusement soin de ce qui reste de l’expérience.
Décorés des broderies, de billes et de tissus divers, les accessoires et vêtements que j’élabore constituent une deuxième peau communiquant la manière dont je vis sensiblement. Mon costume célèbre par ses couleurs et son extravagance ma capacité à ressentir, à imaginer et à m’exprimer. J’associe mon travail à la joie qui, selon les activistes carla bergman et Nick Montgomery, « renvoie à notre capacité à affecter et à être affecté.e.s, à prendre activement part à la transformation collective, à accepter d’en être bouleversé.e.s. La joie […] est une façon d’habiter pleinement nos mondes » (bergman et Montgomery, 2017/2021, quatrième de couverture). Encouragée par leur parole et celle d’autres auteur.e.s féministes comme Audre Lorde, j’honore mon besoin de rêver par la création de parures pour mon corps.
Ma démarche s’inscrit dans un réseau de pratiques artistiques s’intéressant à la fois au processus de fabrication du costume, au discours véhiculé par la forme portée et à l’expérience vécue par l’individu couvrant son corps. Je m’inspire notamment du travail de Teri Greeves et de Yuka Oyama pour penser le costume comme un recueil d’histoires personnelles. Activé par le mouvement du corps en dialogue avec l’univers partagé, le vêtement sculptural ouvre un espace autre situé entre les sphères privée et publique.
La préciosité de mon costume, associée aux récits qu’il transporte ainsi qu’aux heures passées à méticuleusement le confectionner, m’incite à me déplacer avec soin et lenteur. J’invite la poésie dans le quotidien urbain en offrant des parades calmes et silencieuses dans les lieux observés au début du projet. Je convie les gens à assister à mes déambulations, qui ont le potentiel de susciter la curiosité de personnes passantes également. Mes cahiers à dessin, mon costume et la documentation photographique de mes performances seront présentés à l’occasion d’une exposition en galerie.
RÉFÉRENCE
bergman, c. et Montgomery, N. (2021). Chapitre 1 : L’Empire, le militantisme et la joie. Dans Joie militante : Construire des luttes en prise avec leurs mondes (2e éd., J. Rousseau, trad., p. 51-84). Éditions du commun. (Publication originale en 2017)