La pratique artistique que je développe utilise l’écriture, la sculpture, les gestes performatifs et la vidéo. J’adopte cette multidisciplinarité tentaculaire pour créer des fictions spéculatives sous forme d’installations en lien avec les récits dévastateurs de l’Anthropocène. Ceux-ci impliquent une logique d’exploitation, d’aliénation et de surconsommation. Considérant que les oppressions inhérentes aux ravages environnementaux opèrent par la logique du système capitalopatriarcale, mes recherches m’ont mené à m’intéresser à l’écologie queer, ou écologie déviante telle qu’explicitée par Cy Lecerf Maulpoix. Cette vision de l’écologie se présente comme une opposition au naturalisme des visions binaires. Elle souligne les biais cishétéronormatifs qu’on surimpose à l’idée de nature et remet en question tout ce qui est classifié dans un ordre préétabli des choses, tel que la normativité imposée au genre et à la sexualité ainsi que les catégorisations qui séparent l’humain de son environnement. En écho à ces idées, je conceptualise mes projets installatifs sous forme de mises en récit d’interactions entre le vivant et le non-vivant. Cette approche qui veut imaginer des relations alternatives avec l’environnement se traduit par un intérêt pour la fiction spéculative.
La fiction spéculative se base sur l’exagération de faits réels pour mener à des scénarios permettant d’explorer de nouveaux possibles. Dans le champ de la littérature, le genre de la science-fiction en est un exemple explicite. Les histoires futuristes nous présentent des avenirs alternatifs, utopiques ou inquiétants qui nous permettent de remettre en question la réalité dans laquelle nous vivons. C’est dans cette idée que l’autrice Donna Haraway propose la SF (speculative fiction) comme pratique nous permettant de détourner les récits du Capitalocène. Elle nous dit que « SF c’est raconter des histoires et raconter des faits, c’est configurer des mondes possibles et des temps possibles, des mondes matériels-sémiotiques disparus, actuels, encore à venir ». Pour adapter l’approche de la SF dans ma propre pratique, j’imagine une écologie déviante par le biais de la documentation de gestes performatifs. Dans le cadre de cette recherche, je partage un protocole qui se développe au fil d’expérimentations que je nomme « laboratoires ». Je collecte des éléments et des anecdotes réelles, j’exagère des propositions avec lesquelles je compose des histoires. La performance me sert de stratégie d’intensification d’expériences que je fais avec des objets et des lieux. Ces expériences sont ensuite exagérées pour composer des récits que j’écris et que j’enregistre, modifiant ma voix et créant des sonorités insolites. L’installation me sert ensuite de médium pour partager les fictions spéculées, pour leur permettre d’être modifiables et modulaires.
Pour donner forme à cette proposition, je cherche à ce que se rencontrent des temporalités diverses et des histoires contingentes. La céramique me sert à imaginer des fabulations d’évolutions déviantes ; des mutations entre plantes, minéraux et animaux qui pourraient parfois se greffer au corps humain, le transformer, lui permettre de communiquer. Pour donner à voir les laboratoires durant lesquelles je bouge avec ces objets j’utilise des matières hétéroclites qui se présentent sous forme de matériaux et de moniteurs issus de la récupération et qui rappellent différentes époques. Je présente des vidéos performatives dans lesquelles j’engage des interactions avec des éléments sculpturaux dans des paysages « naturels » et urbains. Les éléments issus des performances filmées sont présentés dans des stations servant à décortiquer, à déclassifier et à manipuler les objets sculpturaux et les micro-récits. Des récits sonores racontent des fictions dans ces installations narratives. Je cherche à opérer différents frottements entre éléments naturels et faits ; entre paysage urbain et végétal ; entre objets et corps ; entre réel et fantasme. En nourrissant ces tensions, je cherche à imaginer une transformation possible dans notre rapport à l’environnement. Haraway mentionne que « nous avons besoin de nouveaux récits ». Avec les laboratoires, je tente de spéculer d’autres manières de vivre et de mourir dans un monde troublé, d’intensifier des expériences de transformations individuelles, collectives ou sensibles qui donnent à rêver des façons de vivre dans des futurs que nous ne connaissons pas encore.