Beyrouth, septembre 1990. J’ai huit ans. Je débarque dans une nouvelle école, chez les bonnes sœurs. Ici, ce qu’on appelle « heure de beauté » fait abstraction de tout l’héritage visuel de ma petite enfance. On ne montre ni les illustrations de Muhieddine el Labbad, ni celles de Helmi el Tuni. On ne connait pas, et on ne s’intéresse d’ailleurs pas aux publications de la gauche engagée, à celles de Nawal Trabulsi, de Dar Al Fata Al Arabi ou de Al Arabi As-saghir, encore moins à l’imagerie de la culture révolutionnaire panarabe. Chez les bonnes sœurs Carmélites, on nous montre, durant cette heure de beauté, et en diapositif, l’héritage culturel du mandat français. La Dame à la Licorne, ou, plus précisément, A mon seul désir, tapisserie datant du XVIème siècle. A l’époque, toutes les salles de cinéma étaient fermées. Le seul musée à Beyrouth était barricadé, à cause de sa localisation sur la ligne de démarcation, entre Beyrouth Est et Ouest. Il avait fermé ses portes avec le début de la guerre en 1975. La partie de sa collection qui ne fut pas pillée était cachée dans des caisses et coulée dans du béton, au sous-sol.
J’arrive en retard en classe. Silence total. Seul un faisceau lumineux éclaire de ses couleurs la salle aux rideaux noires fermés. A mon seul désir, fut ma première rencontre avec ce que les sœurs appelaient le grand art, les beaux-arts. A l’époque, un mythe circulait entre les élèves : il ne fallait surtout pas passer devant le rétroprojecteur, sinon, on risquait d’être imprégné par les couleurs de cette lumière, et l’image resterait à tout jamais collée sur le corps, le visage, les mains, et rien au monde ne pourrait l’effacer. Moi, mon seul désir était de saisir cette image, de l’attraper, de l’enfermer dans mon corps, sur ma peau. En septembre 1990, j’ai huit ans, et j’arrête de dessiner.
Par la vidéo-performance, ou la lecture-vidéo, j’explore les narrations possibles, par le témoignage. Parler du détail, du futile, du micro, de l’infra-ordinaire.
Mettre l'accent sur les possibilités infinies de réécrire l'histoire à travers la parole individuelle.
En 2012, je deviens mère, dans une région en crise perpétuelle, et pendant une guerre prolongée. Une voix off, la mienne, ponctue les images, en alternant réflexions personnelles, et spéculations scientifiques. Le texte devient un essai poétique pour réfléchir aux questions de maternalisme, ainsi qu’à la normalisation de la violence, générée par les images de guerre et leur prolifération. Apparait alors un microcosme sous-marin, qui semble être un paysage post-humain. Les profondeurs, insinuent ou espèrent un nouveau type de vie, un autre espace-temps possible.
Par l’essai vidéo et l’installation à plusieurs canaux, je tente de matérialiser, par l’image, et par le texte qui devient image, le flottement entre plusieurs lieux, ou comment vivre le désastre à distance, par procuration. La voix de la première personne se manifeste, dans une dialectique entre l’intime et le politique, sous la forme de journal filmé. Je découvre l’œuvre monumentale de Moyra Davey, Le filmeur d’Alain Cavalier, et redécouvre Chantal Ackerman et l’intime qui questionne le monde. Pour la première fois, j’imagine que j’ai des alliés. Je retrouve ma voix.
Le lendemain du 17 Octobre, un tag apparait sur le mur d’un immeuble du centre-ville pris par la foule, en Arabe : yasqot al fann almu’asser, qui se traduit simplement par « A bas l’art contemporain ». Il remet en question le monde de l’art, l’accuse d’élitisme néolibéral, de futilité, d’impertinence.
Pourquoi est-il devenu si évident que l'art n'a pas sa place ici, qu'il est par essence contrerévolutionnaire ?
« faire », sans recourir à la production d’objets totémiques à exposer dans une galerie, ou recourir à l’activisme dans l’espace public.
L’explosion qui ravage Beyrouth en août 2020 atteint mon corps à Montréal. Figée devant tous les écrans à la fois, je regarde déferler les images, toutes les images. Je les regarde toutes, plus d’une centaine de fois, sauf que je ne vois rien. Je retourne à mes images, celles prises de la ville avant mon départ. J’essaye de retrouver une séquence, une minute, un fragment intact, mais elles sont toutes atteintes, touchées, floues, instables, fragiles. A mesure que je les regarde, elles disparaissent.
Partie fossile et partie momie, ces feuilles portent en elles toute la perte de la matière. Le produit fini n’est que résiduel, trace, fantôme. Un livre en fragments, sans reliure, dont le visiteur glisse les images et les pages en bribes. Comme un grand tiroir d’archive de mots et de paysages. Un récit en fragments.
Dans Récit de plantes, je pars de l’intime, j’écris par bribes, par interruptions, et j’œuvre avec des matériaux et des disciplines que je ne maitrise pas, presque comme une imposteure. Je réfléchis sur ma relation à l’espace, à mon immigration vers une terre colonisée, je me demande ce que l’on peut amener avec nous dans ce nouvel habitat, ce qui nous est interdit de « faire entrer », ce que nous sommes censés laisser derrière nous. Qu’est-ce qui délimite un espace, le rend stérile, hostile ou accueillant ? Et qu’est-ce qu’une société d’accueil?
Effacer-voir, part de la question du regard que nous portons sur l’espace, en l’occurrence l’espace en catastrophe. J’explore l’oblitération de l’image et son agentivité pour « regarder » ces lieux, sans catastropher / stigmatiser / esthétiser. Comment faire pour parler du désastre sans fétichiser, tout en rendant possible sa ré-imagination ? Face à la médiatisation de la violence et la marchandisation du désastre, je veux détourner l’image pour qu’elle nous regarde, qu’elle agisse sur nous.
Par le frôlement des limites du visible, j’évoque Beyrouth, une ville ravagée et ravageuse, où la langue se perd et les mots se vident de leur sens. Une ville qui nous échappe, où le temps n’est pas linéaire. En évoquant Beyrouth, je parle aussi des lieux dépossédés, désincarnés, colonisés, rasés, quittés par le déplacement forcé, la migration ou l'exil, des entre-deux imaginaires, et surtout, l’impossibilité de poser le regard sur ces espaces.
A la question « Que peut une image ? », Giovanni Careri répond en donnant l’exemple de L’incrédulité de Saint Thomas de Caravage. Pour lui, « en donnant à voir que le toucher peut prouver la présence du corps ressuscité du Christ en remplaçant la vue, l’œuvre du Caravage montre un paradoxe, puisque c’est par l’image elle-même qu’elle énonce la limite du visible, le geste de Thomas, incarnant cette limite à la lettre, par un doigt qui pénètre dans la plaie en disparaissant à la vue » .
J’élabore des expériences de disparition de l’image.
En effaçant les images, je voudrais faire apparaitre autre chose. La répétition devient un mécanisme obsessionnel, comme une ritournelle. Chez Deleuze et Guattari, la ritournelle est une répétition à l’infini, exprimant une tension entre un territoire et quelque chose de plus profond, la terre. Par la ritournelle s’opère une déterritorialisation, une possibilité d’ouverture, un éclatement du labyrinthe, une libération.